Tradition de l'ingénierie : l'aventure sous-marine de Schréder-Comatelec
L’Association française de l'éclairage est installée à quelques pas des Champs-Élysées. Cette vénérable association représente les fabricants de luminaires en France : dans le hall, une frise de Raoul Dufy rend hommage au génie d'Edison, Kelvin et Ferrié. À l'étage, dans une salle de conférence tapissée d’ouvrages à la belle reliure de cuir consacrés aux techniques d'éclairage des siècles passés, Christian Remande se rappelle un environnement bien moins confortable : le tunnel à moitié creusé 40 mètres sous la Manche, où il s'apprêtait à voir son équipe travailler dans des conditions parmi les plus extrêmes au monde.
Sous la mer, tout est possible. Il faut tenir compte de l’étanchéité, de la corrosion et de pressions extrêmes. Les luminaires doivent résister à des déplacements d’air pouvant atteindre 360 km/h au passage des trains.
Le tunnel sous la Manche était le premier ouvrage du genre. L'équipe d’ingénieurs de Christian n’a pas simplement dû concevoir un système d’éclairage, mais aussi imaginer un moyen de le tester. Cette mission a impliqué une collaboration transversale intense, une modélisation mathématique et une mise à l'épreuve à haute pression. Le luminaire qu'ils ont créé a été l'une des meilleures ventes de l’entreprise, repris dans des projets d'éclairage de Medellin à Monaco.
La prouesse technique du tunnel même est assez remarquable. Considéré comme l'une des sept merveilles du monde moderne par l'American Society of Civil Engineers, le tunnel atteint par endroits 75 m de profondeur sous le plancher océanique, il mesure 50 km de long et 11 tunneliers ont été nécessaires pour le creuser en sept années. En 2019, 1,6 million de camions, 2,61 millions de voitures particulières et 11 millions de passagers Eurostar ont emprunté le tunnel1.

La mission de Schréder comportait deux phases : l'éclairage du chantier des tunnels et des terminaux (il existe en fait trois voies parallèles sous la mer : deux pour les trains et un tunnel de service entre les deux) et la conception d'un éclairage sûr, résistant et nécessitant peu d'entretien une fois le projet achevé.
Si vous vous demandez à quoi ressemble l'intérieur du tunnel ou comment il est éclairé, l'acteur Lambert Wilson a récemment conduit une Audi A8 dans le tunnel de service pour le lancement de ce véhicule de luxe. Le tunnel a même été traversé à vélo. Le vainqueur du Tour de France Chris Froome l'a parcouru en 55 minutes sur son vélo de contre-la-montre Pinarello Bolide, dans le cadre de sa collaboration avec Jaguar.
Mais bien avant de commencer à tester la résilience de leurs dernières créations, les ingénieurs pensaient à la lumière. L'éclairage des tunnels est un défi particulier. Dès que les rumeurs de réalisation d’un tunnel sous la Manche ont commencé à circuler, Schréder s’est mis à réfléchir à la manière de réaliser l'éclairage. « La seule évocation du mot tunnel a éveillé notre curiosité », se souvient Christian.
Dans les années 1980, l’entreprise travaillait sur un tunnel ferroviaire de banlieue à Massy qui, chose importante, avait justement le bon type de parois incurvées. « Nous voulions comparer le rapport entre la quantité de lumière provenant du luminaire et la quantité de lumière réfléchie par ces murs courbés », explique-t-il. Comme une ampoule, « le tunnel agit comme un réflecteur, pas très efficace, mais un réflecteur quand même ».
En tant qu'entreprise, Schréder a toujours été obsédée par la photométrie, la science qui mesure la lumière.
Il ne s'agit pas seulement de produire de la lumière, mais de la diffuser au bon endroit, au bon moment. Tout le monde peut vendre des luminaires. Nous, nous réalisons des installations d'éclairage.

Les luminaires fluorescents qui ont été conçus pour le tunnel (JVT, MY1 et MY2) sont toujours en place aujourd'hui, adaptés aux besoins des utilisateurs. Les tunnels principaux ne sont éclairés qu'en cas d'urgence, car les trains ont leurs propres feux et les conducteurs préfèrent les utiliser. Cet aspect-là n'a pas posé problème. Ce qui a été moins évident, c'est de les rendre suffisamment résistants aux contraintes de l'environnement du tunnel.
« Dans ce genre de tunnel, le problème vient du faible espace entre le train et les parois. En fait, c’est un peu comme une pompe à vélo », explique Christian, en regardant les plans du tunnel. Lorsque le train pousse l'air devant lui, la pression augmente ; et derrière, la pression diminue. C’est un peu l'effet produit lorsqu'un train rapide passe à côté d’un quai. Sauf qu’ici, l'air déplacé n'a nulle part où aller. C'est ce qu'on appelle l'effet piston. Les deux tunnels ferroviaires sont reliés par un conduit pour permettre à l'air de circuler et de compenser cet effet. Néanmoins, la pression peut tout de même être supérieure d’environ un tiers par rapport à la pression atmosphérique au niveau de la mer.
L'équipe de Christian a mené des études mathématiques pour concevoir des luminaires capables de résister à ces conditions extrêmes et a commencé à réfléchir à la façon de les fixer aux parois. Cela a notamment débouché sur une enveloppe protectrice à double joint pour le verre léger trempé chimiquement et la conception de fixations à clipser sur le verre de protection.
Le laboratoire interne de Schréder a ensuite conçu une installation sur mesure permettant de réaliser trois tests simultanément : un luminaire en dépression, un autre en compression et le dernier soumis à un cycle rapide de compressions et dépressions, comme les trains à grande vitesse qui traversent un tunnel à toute allure.
Par précaution, les ingénieurs ont même utilisé un flexible haute pression sur leurs prototypes. « En ce qui concerne les tests, l'essai cyclique est clairement le plus exigeant et les luminaires qui le réussissent n'ont aucun mal à passer l'essai du flexible haute pression, même lorsque la pression est appliquée directement sur le joint d'étanchéité pendant de longues périodes ». Après en avoir fini avec le flexible, il était temps de secouer comme il faut les luminaires.
« Le laboratoire était très bien équipé, mais nous n'avions pas de soufflerie », se souvient Christian. « Il n’y avait pas de soufflerie en France ? », l'interrompt Gérard Lesage, actuel CEO de Comatelec-Schréder, devant son café dans la salle de conférence de l'AFE. « En fait, il y en a, mais dans l'aéronautique, répond Christian, mais cela coûtait très cher et c’était trop grand pour ce que nous voulions en faire. Nous ne devions pas y mettre tout un avion, juste quelques luminaires. »

Ils ont alors traversé la frontière et collaboré avec l'Université de Liège et le Von Karman Institute for Fluid Dynamics à Bruxelles. Ils ont recouru à la modélisation mathématique pour mettre à l'échelle les résultats de la soufflerie afin de reproduire des vitesses plus élevées dans le tunnel même. Dans le cadre d'un échange transfrontalier d'expertise en ingénierie qui reflétait parfaitement le projet Eurotunnel, ils ont fait vérifier les calculs théoriques effectués par l'Université de Liège sur le banc d'essai de l'Imperial College de Londres, où ils se sont révélés extrêmement précis.
Même quand aucun train ne passe, les 12.000 MY1, 7.000 MY2 et 13.000 JVT du tunnel ne sont pas mieux lotis. « De la poussière de fer émane des rails, des particules de cuivre retombent des câbles aériens. Sans compter l'eau et le sel, s'exclame Christian. C'est la recette idéale pour détruire l'aluminium. »
Afin de protéger le précieux contenu du luminaire, l’entreprise a conçu une double enveloppe. « Francis Schréder et moi l'avons ébauchée dans le hall du Novotel de Bagnolet, se souvient Christian. Nous avions conçu beaucoup de lampes fluorescentes étanches. Ce qu'il fallait, c'était une double enveloppe. » Le produit fini est constitué de cadres en aluminium scellés aux extrémités du luminaire, clos par des couvercles avec des vis en acier inoxydable. Parce que tout peut être mesuré, la Commission électrotechnique internationale a mis en place un système international de classification de l'étanchéité : l'ensemble du luminaire a un indice IP 67, comme le téléphone Google Pixel 2.
Le banc d'essai de Schréder était si impressionnant qu'une autre entreprise travaillant sur le tunnel a fini par l'utiliser pour tester des boîtes de dérivation en acier inoxydable. « Quand cette entreprise anglaise a vu tout le travail que nous avions fait pour tester l'éclairage, elle est venue nous voir et nous a demandé si elle pouvait faire des essais comparatifs dans notre laboratoire », explique Christian. Après des années de collaboration sur le tunnel, une confiance inédite s'était établie entre entreprises concurrentes. La vérification technique s’est faite directement entre Londres et R-Tech, le site de Schréder à Liège.
Les millions de passagers qui sablent chaque année le champagne en classe Business Premier de l'Eurostar ou prennent le Shuttle en voiture pour passer des vacances en famille sont conscients de profiter d'une des merveilles de l'ingénierie du XXe siècle. Sous la mer, le travail de Comatelec Schréder permet au personnel, aux conducteurs et aux passagers de profiter d'un tunnel éclairé par les techniques les plus innovantes de l'époque. Vingt ans plus tard, ces technologies sont toujours d'actualité. Bon voyage !
Remerciements
Schréder tient à remercier Christian Remande d'avoir pris le temps de lui relater cette fabuleuse aventure.
Source
1: https://www.getlinkgroup.com/en/our-group/eurotunnel/activity-and-performance/